“Il est où Votre Dieu ?”

Classé dans : Articles | 0

Formée en théologie à l’UCLouvain, Caroline Werbrouck est mariée et mère de famille. Actuellement déléguée épiscopale, responsable du Vicariat de la Santé et aumônière d’hôpital depuis vingt ans, elle nous livre son témoignage sur la façon dont une équipe d’aumônerie a pu accompagner des patients et des familles au cœur de la pandémie du Covid-19.

Mars 2020. Nous déménageons trois sites de l’institution hospitalière (CHC Groupe Santé) vers son nouveau site clinique du “Mont Legia”. Nous y sommes préparés depuis de longues années… sauf que le Covid-19 est apparu. Vont suivre des semaines où les conditions de travail, les consignes vont évoluer et la peur générale de la pandémie augmenter.

Dans un premier temps, nous n’avons pas accès aux personnes atteintes du Covid. Notre équipe d’accompagnement spirituel ne réclame rien, car notre souci éthique est de ne pas priver les équipes de soin des équipements. Mais nous recevons cependant des demandes pour des personnes en fin de vie… alors nous allons inventer : bénédictions de fin de vie par téléphone, à l’entrée du service ou à la chapelle. Nous contactons les familles concernées qui ne peuvent venir, mais sont incroyablement reconnaissantes. Nous mesurons leur immense souffrance. Nous comprenons rapidement que nous partageons avec chaque membre du personnel celle de ne pas pouvoir exécuter son travail comme d’habitude. La sage-femme qui ne peut serrer dans ses bras la maman qui accouche d’un bébé décédé, l’intensiviste qui ne peut accueillir les familles et les accompagner au chevet de leur proche, les agents de la salle des défunts qui prennent en charge les patients décédés du Covid dans des housses fermées et ne pourront pas les rendre présentables ni découvrir, au sens propre comme au figuré, leur visage à leurs proches.

Osons parler de la salle des défunts qui est, comme le reste de l’hôpital, un lieu théologique, un lieu où se posent voire se crient les grandes questions philosophiques et théologiques : qu’est-ce que la vie, la mort, comment penser Dieu et le mal ? Notre équipe d’aumônerie a été amenée à donner là-bas un coup de main puisque notre service lui est associé et que notre chef d’équipe est également responsable de ce lieu majeur trop souvent oublié.

Plonger dans la réalité telle qu’elle est

Être une “petite main” pour aller chercher les défunts dans les services, recevoir les pompes funèbres et les familles dans le respect des règles qui changent plusieurs fois dans la semaine, mais aussi déplacer un corps ou le mettre dans la pièce réfrigérée. Allons-nous décider que cela n’est pas notre affaire, que ce respect ultime de la personne, l’humanisation de ce lieu pour lequel nos collègues se sont engagés n’a rien à voir avec la dimension spirituelle ? S’ensuit une nouvelle phase où les services nous appellent pour aller voir à leur chevet les malades atteints du Covid-19 en nous équipant.

Je peux imaginer les objections: Est-ce bien prudent ou nécessaire ?  Que peut-on vivre ou faire habillé en scaphandrier ? Pouvons-nous accepter d’y aller alors que les proches ne peuvent s’y rendre sauf fin de vie imminente ? Est-ce cohérent alors que nous ne voyons plus nos aînés ni nos petits-enfants ? La situation dans laquelle la pandémie nous a embarqués nous pose cette question: quelle aumônerie / accompagnement spirituel voulons-nous ? Une assistance spirituelle de luxe où l’on attend que les conditions optimales soient rétablies pour nos actions, écoutes, célébrations ? Ou une aumônerie solidaire des hommes et des femmes touchés, de leurs proches et des soignants, qui plonge dans la réalité telle qu’elle est parce que Dieu lui-même y habite ? Nous qui avons “un métier missionné”, nous devons y aller parce qu’il s’agit de rejoindre et de reconnaître, au nom de Dieu, tel humain en prenant symboliquement avec nous, dans nos prières et pensées ses proches qui ne peuvent être là, les soignants malmenés, mais si courageux, nos collègues qui pour certains ont été écartés par leur institution de soin, les laïcs, diacres, prêtres et chaque homme de bonne volonté qui ont inventé des moyens pour rester en lien avec les personnes isolées et fragilisées et qui ont au mieux célébré les funérailles. Mais aussi ceux et celles qui n’ont pu exprimer ou voir respecter leur volonté spirituelle.

La théologie, dit Marion Muller Collard, ne prépare pas concrètement à l’impuissance de la souffrance et de la mort – qui est le quotidien de l’aumônier – si ce n’est, je pense, en rappelant (et cela fut décisif pour moi) de ne pas fuir cette réalité, mais d’y habiter parce que c’est ce que notre Dieu a fait.

Nous ne sommes pas la cerise sur le gâteau. Nous tentons de faire signe vers le mystère et la destinée de l’homme, irréductibles à ce que nous en voyons à l’œil nu. Recueillir et accompagner les questionnements spirituels, reconnaître l’horreur de la souffrance et de la mort en restant tendus vers l’Espérance.

Telle est notre corde raide et notre ascèse. Nous y sommes aidés par tous ces moments d’éternité, ces “déjà-là” (soutien entre nous, solidarité avec les soignants et autres conseillers spirituels, profondeur d’échange et de moments forts avec ceux qui nous sont confiés …) que nous cueillons très concrètement au passage dans les moments les plus étonnants et qui pointent vers la Vie en Abondance, celle qui nous est promise.

“Il est où votre Dieu?” demandait un jeune gériatre à ma collègue il y a quelques semaines. Elle a regardé la chambre du malade qu’elle était venue voir et le fauteuil du médecin et a répondu “là et là“.

Cette question, cette réponse et ce “et” là sont si précieux à mes yeux. Ils me donnent de continuer…avec d’autres.

 

Caroline WERBROUCK

Déléguée épiscopale et responsable du Vicariat de la Santé