Témoignage de l’abbé Guibert Terlinden, aumônier des Cliniques Saint-Luc à Bruxelles

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Le quotidien des aumôniers est lui aussi bouleversé: “Nous n’allons que là où les soignants nous disent d’aller”

Comme tous les hôpitaux, les Cliniques universitaires Saint-Luc (Bruxelles) sont désormais sur le pont vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour prendre en charge les patients infectés par le coronavirus. Les unités ferment les unes après les autres pour se transformer en espaces Covid-19. Mardi, ils étaient plus de 100 aux soins intensifs et dans les unités spécialisées. Aumônier dans l’institution, Guibert Terlinden y a passé une douzaine d’heures non-stop, si on excepte une pause casse-croûte au resto du personnel.

“Je n’ai rien fait, mais je n’ai pas arrêté”, dit-il. Et ce n’est pas qu’une boutade. “Le cœur de notre engagement, c’est la rencontre des patients, des familles, des médecins, des infirmières… Aujourd’hui, vu les règles d’hygiène imposées pour éviter la contamination, l’accès aux patients est quasi arrêté. Il reste le lien fort avec le personnel de première ligne. En ce moment, les aumôniers pourraient être considérés comme des veilleurs qui, quand tout le monde est dans l’action, recueillent ce qu’ils voient et entendent pour en reconnaître le poids d’humanité et pour un jour l’honorer”, dit l’abbé Terlinden.

Comme les autres, l’équipe d’aumônerie est prise dans la tourmente. “Un confrère et deux collègues ont été écartés. Une autre a dû être hospitalisée pour Covid-19. On vit dans nos tripes l’angoisse des autres équipes. Tout l’hôpital est devenu Covid-19, on y pense jour et nuit. Les défis sont quotidiens et tout est complexe, ajoute l’aumônier J’ai envie d’honorer ce qui se passe à Saint-Luc.”

Comme un Martien…

Le Carrefour spirituel de l’hôpital, la permanence des représentants des religions chrétiennes, juive et musulmane ainsi que les conseillers laïques, est à l’arrêt. Et les aumôniers n’ont plus l’autorisation de se rendre au chevet des patients, car ils sont aussi vecteurs potentiels de contamination. “Nous n’allons que là où les soignants nous disent d’aller, et quasi uniquement si les malades sont en fin de vie ou décédés. Ce n’est pas facile. Après un quart d’heure pour mettre vêtements spéciaux, masque, gants, lunettes, j’arrive comme un Martien auprès du patient. C’est aussi pour cela que seul un membre de famille est autorisé en fin de vie. Les soignants ne pourraient pas suivre.

Des patients littéralement à bout de souffle

Dans ces cas, pourquoi ne pas garder le contact par téléphone ? “La particularité du coronavirus, c’est que les patients sont à bout de souffle. Parler, cela les épuise.” L’aumônerie suggère aux soignants d’appeler quand les malades en fin de vie sont présents à eux-mêmes. “Cela fait beaucoup plus sens s’il peut y avoir un échange.”

Les familles sont contactées dans l’intervalle. “Elles sont très heureuses de savoir qu’on peut faire passer un message de tendresse et d’amour à leur proche.” Un homme est ainsi mort à Saint-Luc, sans sa femme avec laquelle il était marié depuis plus de 60 ans. “J’ai rappelé son épouse après le décès. Elle m’a dit ‘être un peu dans le brouillard’, d’autant plus que les funérailles devaient se faire en petit comité, sans ses nombreux petits-enfants. Nous avons cherché ensemble comment faire pour leur donner place. L’idée a germé qu’elle leur adresse un message de vie et les bénisse au nom de leur couple.”

“Quelle injure pour les soignants !”

On entend dire que les patients qui décèdent à l’hôpital meurent seuls. “Ce n’est pas exact, insiste Guibert Terlinden. C’est une injure pour les soignants ! Il faut écouter les infirmières : elles veulent être là. Elles disent que c’est leur place, leur job, même si elles viennent la boule au ventre parce qu’elles ont peur d’attraper le virus. L’une m’a dit : je ne peux pas m’imaginer ne pas être là pour les fins de vie. J’ai pensé à Antigone. À la Véronique du Chemin de Croix aussi : en prêtant son voile à Jésus pour qu’il s’essuie le visage, un geste d’une ultime tendresse, une femme s’est fait témoin de l’imprescriptible humanité du Christ au cœur de sa passion. Ces soignants ne peuvent accepter de laisser les patients mourir dans le chaos. Ils ne se résoudront jamais à banaliser ces moments-là, sans quoi l’humanité se perdrait.”

Au service des soins intensifs, en première ligne face au coronavirus, on se bat tous les jours contre la mort. “Un stagiaire de dernière année, qui vit forcément des moments très intenses, m’a dit hier qu’il sentait quelque chose, qu’il y avait ‘une présence’. Musulman, il voulait parler des anges : c’est une belle façon de dire que nous ne sommes pas tout et qu’il faut considérer une dimension de l’être plus subtile, quand bien même nous serions défaillants à faire ce que nous ferions en temps ordinaire. Cette intuition a beaucoup touché et même libéré les soignants à qui j’en ai parlé.”

Une photo du visage du défunt

Beaucoup de familles ne pourront visiter leur malade, ni même voir leur défunt. Elles ne récupèrent qu’un cercueil. Après la mort, le corps doit en effet être immédiatement placé dans une housse hermétique pour éviter toute contamination. Ce qui occasionne de la souffrance et complique le deuil. Aux Cliniques Saint-Luc, on s’est inspiré de ce qui se pratique au bloc accouchement quand un enfant meurt à la naissance. “Le préposé de la morgue est invité à prendre une photo du visage du défunt avant d’emporter le corps. Elle sera remise à la famille si celle-ci le souhaite”, indique Guibert Terlinden. “C’est un message fort : votre proche, on l’a accompagné de manière singulière et on vous restitue ce moment.”

Il a aussi fallu interdire les toilettes mortuaires, un geste essentiel dans les religions juive et musulmane. “On a réfléchi avec les collègues qui représentent ces deux confessions. Côté israélite, la Hevra Kadisha a été prévenue. Côté musulman, le Conseil des théologiens a levé la prescription. Les corps seront simplement enveloppés dans un linceul, avec une bénédiction. Au moins, un rituel est ainsi posé qui dit l’humanité indépassable du défunt.”

“Les spécialistes des fragilités”

Chaque soir, on applaudit les soignants au balcon. “Mais pourquoi les traiter de héros ? Les blouses blanches ne sont pas dans une logique de martyr, mais de devoir accompli par de vrais professionnels qui revendiquent des compétences, y compris dans les soins en fin de vie”, pose l’abbé Terlinden. “Que met-on ainsi sur leurs épaules ? interroge-t-il. C’est en quelque sorte revenir 50 ans en arrière, à l’époque des infirmières religieuses. Se trouverait-on dans une société qui ne sait plus que faire avec les fragilités de la vie et les délègue donc à un corps professionnel – on dit même vocationnel – les soignants étant alors devenus les seuls spécialistes de ces fragilités ?”

 

 Annick Hovine

“La Libre” – 5 avril 2020